Il y a obligation de négocier et … obligation de négocier

Il y a obligation de négocier et … obligation de négocier

Dans les relations de travail de l’entreprise, une « obligation de négocier » est communément conçue comme une obligation patronale d’engager une négociation sur un thème précisé par la loi. A notre avis, une seconde conception de cette obligation, plus implicite mais néanmoins logique au regard de l’évolution législative de notre droit du travail, devrait aussi pouvoir s’imposer, à la condition toutefois, que les délégués syndicaux s’en saisissent (1).

Distinguer entre les obligations récurrentes et les obligations ponctuelles de négocier

Les premières sont connues des représentants du personnel. Elles sont énoncées aux articles L. 2242-1 et L. 2242-2 du code du travail qui prévoient expressément que l’employeur doit engager périodiquement une négociation sur les salaires, le temps de travail, l’égalité professionnelle, la Qualité de Vie au Travail (QVT) et la Gestion des Emplois et des Parcours Professionnels (GEPP). Concrètement, l’employeur doit prendre l’initiative de ces négociations en convoquant les organisations syndicales représentatives dans l’entreprise au moins une fois tous les quatre ans (en cas d’accord sur leur périodicité) ou tous les ans à défaut d’accord.

Les secondes plus implicites ont été consacrées par la jurisprudence. La Cour de cassation, prenant en compte « la prévalence accordée par le législateur à la négociation collective » interprète ainsi les formules « à défaut d’accord » ou « en l’absence d’accord » employées dans certaines dispositions législatives comme des obligations de négocier préalables à des décisions patronales unilatérales. La Cour de cassation a en ce sens jugé :

  • qu’il résulte des « articles L. 2314-26 et R. 2314-5 du code du travail que le vote électronique pour les élections professionnelles ne peut être décidé et imposé  par l’employeur qu’à défaut d’accord d’entreprise en prévoyant la faculté ; ce n’est donc qu’à l’issue d’une tentative loyale de négociation infructueuse que l’employeur peut prendre une telle décision (Cas. Soc. 13 janvier 2021, n° 19-23.533) ;
  • que selon l’article L. 2313-4 du code du travail, en l’absence d’accord, le nombre et le périmètre des établissements d’un CSE sont fixés par décision de l’employeur et qu’il en résulte que « ce n’est que lorsque, à l’issue d’une tentative loyale de négociation, un accord collectif n’a pu être conclu que l’employeur peut fixer par décision unilatérale le nombre et le périmètre des établissements distincts (Cass. Soc. 17 avril 2019, n° 18-22.948).

Comme on peut le relever avec ces deux exemples, les textes de loi en cause n’imposaient pas expressément à l’employeur d’engager une négociation. Pour autant selon le juge, en prévoyant que l’employeur ne pouvait prendre une décision dans les domaines visés par ces textes qu’à « défaut d’accord » ou « en l’absence d’accord », l’engagement d’une négociation préalable s’imposait à lui. 

Concrètement, si la loi ne fait pas obligation à l’employeur dans ces hypothèses d’engager des négociations (voir l’encadré suivant), elle lui interdit, à tout le moins et à notre avis, de refuser une demande émise par une ou des organisations syndicales présentes dans son entreprise. Un tel refus serait en ce cas constitutif d’une entrave à l’exercice du droit syndical. En d’autres termes, les délégués syndicaux (ou à défaut les élus des CSE) ont la main dans ces hypothèses d’obligations ponctuelles de négociation pour prendre l’initiative ou pas, selon leur contexte et leurs objectifs, d’engager une négociation (sur l’intérêt d’obliger l’employeur de négocier, voir ci-après).

Une jurisprudence en cours d’évolution

Jusqu’à une décision récente de la Cour de cassation, la jurisprudence relative aux obligations ponctuelles de négociation imposait à l’employeur de prendre l’initiative de la négociation comme dans les hypothèses légales des négociations obligatoires récurrentes. La Cour a, par exemple, jugé que la mise en œuvre unilatérale par un employeur d’un aménagement du temps de travail sur une période pluri-hebdomadaire (permis par l’article D. 3122-7-1 du code du travail) était licite dans la mesure où celui-ci avait « au préalable » pris l’initiative d’engager une négociation s’étant en l’espèce soldée par un échec (Cass. Soc. 16 décembre 2014, n° 13-14.558).,

Dans un arrêt du 4 octobre 2023 concernant la mise en place d’une BDESE, la Cour de cassation semble revenir sur cette jurisprudence. Alors même que l’article L. 2312-23 du code du travail dispose qu’en l’absence d’accord, la base de données économiques sociales et environnementales est mise en place par l’employeur dans les conditions définies à l’article L. 2312-36 du code du travail, la Cour suprême a estimé en l’espèce  que les conditions de mise en place de la BDESE énoncées par cet article étaient suffisamment précises pour permettre à l’employeur de s’abstenir d’engager une négociation avant sa mise en place. A notre avis, la portée de cet arrêt de la Cour de cassation doit être relativisée. Il ne doit pas être interprété comme une remise en cause des obligations ponctuelles de négocier. Il doit être compris comme ne faisant plus obligation à l’employeur d’engager ces négociations, l’obligation de négocier en tant que telle demeurant dans l’hypothèse d’une demande formulée par une ou des organisations syndicales. 

L’initiative de ces négociations devrait donc être considérée comme une faculté à la disposition des organisations syndicales qui, si elle était exercée par l’une d’entre elles, imposerait à l’employeur de convoquer les délégations syndicales représentatives dans son entreprise.

Une multiplication des obligations ponctuelles de négocier

Les textes de loi prévoyant qu’à défaut ou en l’absence d’accord, l’employeur peut décider unilatéralement de mesures d’organisation de son entreprise, se sont multipliés ces dernières années. Il en est ainsi plus particulièrement des dispositions législatives régissant le comité social et économique. Rappelons qu’à propos de cette institution représentative élue, la loi privilégie la négociation d’un accord d’entreprise pour :

  • déterminer le nombre et le périmètre d’établissements distincts (C. trav. Art. L. 2313-2 et s.) ;
  • définir le contenu, la périodicité et les modalités des consultations récurrentes des CSE, le nombre de leurs réunions annuelles, les niveaux auxquels sont conduites les consultations et leur articulation (C. trav. Art. L. 2312-19) ;
  • fixer les délais de consultation des comités sociaux et économiques (C. trav. Art. L. 2312-16) ;
  • définir l’organisation, l’architecture et le contenu de la base de données économiques sociales et environnementales ainsi que les modalités de fonctionnement de cette base (C. Trav. Art. L. 2312-21).

Face à cette volonté du législateur de privilégier la norme conventionnelle à la loi, il convient bien entendu d’être circonspect, d’autant que, depuis la remise en cause du principe de faveur, les accords collectifs peuvent être moins favorables que la loi (plus précisément les dispositions supplétives applicables à défaut d’accord). Et la lecture des accords relatifs au fonctionnement des CSE est à cet égard édifiante, nombre d’entre eux postulant notamment une centralisation des attributions consultatives éloignant corrélativement les élus de leurs électeurs.

Toutefois, dans certaines hypothèses, les délégués syndicaux peuvent avoir intérêt à prendre l’initiative et obliger l’employeur à ouvrir une négociation. Il en est ainsi, par exemple, en cas de projet de réorganisation de l’employeur devant être soumis à la consultation des élus du CSE. La durée des délais réglementaires de consultation étant limitée, les délégués syndicaux peuvent avoir intérêt sur le fondement de l’obligation de négocier ces délais formulée par l’article L. 2312-55 du code du travail (reproduit ci-dessus), d’exiger de l’employeur l’ouverture d’une négociation pour tenter de conclure un accord de méthode, sachant par ailleurs qu’une négociation doit être menée loyalement, l’employeur devant notamment fournir aux DS une information leur permettant de négocier en toute connaissance de cause.

Autre exemple, celui de la détermination du nombre d’établissements distincts qui au moment de la négociation du protocole électoral devrait être un sujet de négociation, alors qu’en pratique, la structuration du CSE est souvent reproduite sans discussion d’un cycle électoral à un autre. Les délégués ont la faculté, aux termes de l’article L. 2313-2 du code du travail (voir ci-dessus) d’obliger également dans cette hypothèse l’employeur à négocier.

Source : article publié dans « La lettre d’information trimestrielle « Regard social de mai 2024 »

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